Rien n’est familier. Ni le vent qui souffle. Ni cette pluie qui tombe. Encore moins cette maison qui craque de bas en haut et de haut en bas. Je ne crois pas aux fantômes. Non, je n’y crois pas. Elle est vieille, la maison, elle est inhabitée, elle me nargue et moi, je vais l’apprivoiser. Un matin de Janvier, une âme charitable me demande si je m’adapte, si ce n’est pas trop dur toute seule, en hiver de surcroît, quand la lumière met tant d’heures à apparaître. Je réponds bravement que ça va, que tout va, que je me sens bien dans ma petite impasse. Et c’est vrai, je pense en douce, dans le fond, tu tiens le coup, même pas peur, à ton âge, manquerait plus que ça. Après tout, je dors bien et si je me réveille la nuit sans rien reconnaître autour sursautant à chacun de ces petits bruits étranges, ça craque mais ça gratte aussi… même pas peur, j’ai dit, peu importe puisque je sais qu’IL est là tout près, sur la table de nuit et que je peux le glisser sous l’oreiller, comme si il chuchotait à à mon oreille. Le tome 1 du livre des livres, du plus grand roman des romans…
« ….ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le coeur battant ; jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond. L’habitude ! aménageuse habile mais bien lente, et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire ; mais que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans l’habitude et réduit à ses seuls moyens, il serait impuissant à nous rendre un logis habitable. »
Début de la Recherche du temps perdu de Proust que j’ai découvert à 13 ans. Mon père avait rapporté des puces d’Argenteuil un volume un peu sale et déchiré de ce du côté de chez Swann. Non pour le texte – il n’a jamais lu de romans – mais pour l’édition, c’était un Pléiade qu’il m’a abandonné sans regret, certain que je ne le lirai pas. J’étais trop petite trop jeune, ce serait trop difficile. J’ai tenu jusqu’à la description de l’église de Combray page 74. J’ai relu vingt fois les premières pages de cette oeuvre qui ne m’a plus quitté. Je n’ai jamais oublié l’impression première. Un éblouissement amoureux. C’était donc ça, la littérature, la possibilité de nommer le monde d’aussi près, de façon si juste et en même temps de façon totalement surprenante. Une expérience physique, sensible, saisissante. Qui me permet encore d’appréhender, c’est-à-dire de faire avec la réalité, surtout quand elle m’est hostile, ou simplement étrangère. Le début d’un dialogue intime entre les oeuvres d’art et la vie, quand il s’agit de lui donner un sens.
La vie, la vraie vie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. Proust encore que je lirai d’une traite quelques années plus tard.
Déroutée donc ou défaite. Se défaire des habitudes, chercher à être bancale, hésitante, incertaine. J’ai donc décidé ça. Quelle drôle d’idée… Mais être déroutée permet d’ouvrir les yeux plus grands, d’être soudain à l’écoute. Oui, c’est exactement ça, ici, je suis sur le qui-vive.
… Quand je suis descendue du train Lundi matin à Lamballe, l’air avait cette odeur de la mer, la goût du sel, et une vigueur qu’il n’a jamais à Paris. Les cris de quelques mouettes au-dessus de ma tête, plus loin c’est Saint Malo la balnéaire, la touristique, la choyée. Dans le pays de Mené, la mer est toute proche mais elle reste invisible, elle est déjà d’un autre monde. D’ailleurs les gens d’ici ne s’y semblent guère s’y rendre. On lui tourne le dos, on s’enfonce dans les terres.
Je roule beaucoup en voiture. Je découvre un labyrinthe indescriptible de petites routes qui se croisent et s’entrelacent, suivent les courbes de cette terre un peu haute, presque la plus haute de Bretagne – j’adore que ce ne soit pas tout à fait, qu’on ait manqué d’un rien, c’est comme dans les rêves quand on rate une marche – je découvre en même temps la voix désagréable de la dame du GPS que je dois suivre parce que je ne cesse de me perdre. Et puis je décide un matin d’accepter ça aussi, de me perdre tout le temps, et d’être attentive à l’effet que ça fait d’avoir ce temps-là, du temps à perdre.
J’aime les éoliennes. Par grand vent ou pas, la nuit, le jour, sous la neige et la pluie, et aujourd’hui dans la brume épaisse, devenues petits piliers blancs. Certains jours, ce sont des danseuses élégantes, élancées, un peu hautaines, à la fois virevoltantes et sérieuses dans un ballet très pur. J’aime leur indifférence. A elles, j’accorde des pouvoirs protecteurs, je pourrais leur faire des offrandes, elles seraient mes totems, la preuve que j’ai déjà pris quelques petites habitudes. Je sais précisément le jour où elles sont devenues miennes. Quand la pensée a surgi qu’elles étaient plantées là, comme les moulins à vent de Don Quichotte, cet aventurier qui, son épée au poing, les transformait en chevaliers ennemis, pour avoir des combats à mener, des histoires à inventer, des folies à vivre quoi qu’en pensent les gens heureux, les réalistes, les efficaces, les adaptés.
Ici, j’aime aussi la lumière. Non… J’aime la lumière au moment au moment où le soleil se couche… non, pas seulement, j’aime la lumière quand elle disparaît derrière les arbres qui sont curieusement alignés, un peu maigres, esseulés. Qui dessinent des frontières entre les champs, d’une vallée à l’autre et jusqu’à l’horizon où je crois deviner l’océan. Ces arbres-là, comme ils sont posés, sont très différents de ceux de chez moi, dans le Bazois, sur les contreforts du Morvan. Ils racontent une autre manière qu’ont eu les hommes de s’emparer de leur terre pour la labourer. Ce qui reste de nos forêts… cEt eux qui sont là, derniers témoins d’un vieux monde, dressés hérissés avec la majesté qui leur est propre. Cette fois, c’est à un peintre que je pense, Alexandre Hollan qui leur a consacré son talent.
Alexandre Hollan – Exposition « je vois ce que je veux »
Le monde n’a pas de sens. Sauf quand on le regarde avec les yeux, avec les mots, avec les couleurs de ceux qui tentent d’en rendre compte. Ce sont eux qui nous aident à lire le monde tel qu’il s’offre à nous.En tous les cas, en ce qui me concerne, ce sont eux qui me font tenir debout depuis que je suis en âge de me demander ce que je fais là, où je suis, d’où je viens et où ça nous mène tout ce truc, la vie comme elle est
Au petit matin sur la route de Trémorel –